"Allez savoir comment elle s'y est prise.
Cette fois encore, Diane Arbus a réussi à convaincre un homme de la
laisser entrer dans sa chambre d'hôtel, à New York, pour un portrait. A
première vue, ce cliché de 1961 n'a pas grand intérêt. A y regarder de
plus près, c'est un monstre qui apparaît sous les traits de cet inconnu :
ses pieds sont à l'envers, tournés vers le dos. L'image provoque le
malaise. Comme toutes celles que la photographe réalise sur les
phénomènes de foire – homme percé d'épingles, femme « sans tête »,
musclors tatoués – et les exclus de toutes sortes – drag-queens,
travestis ou fou errant torse nu. Diane Arbus a le don pour jeter le
trouble sur l'identité d'un modèle.
« Je suis née en haut de l'échelle sociale, dans la bourgeoisie
respectable, mais, depuis, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
dégringoler », confiait-elle. Elle voit en effet le jour, en mars
1923, sous le nom de Nemerov, dans une riche famille juive, propriétaire
du grand magasin de mode Russeks, sur la Cinquième Avenue, à New York.
Son frère Howard (futur écrivain et poète), sa petite sœur et elle
grandissent dans le quartier huppé de Central Park ouest, entourés de
domestiques. A 14 ans, Diane tombe amoureuse d'Allan Arbus ; elle se
marie avec lui quatre ans plus tard, malgré l'hostilité de ses parents
pour cette union avec un petit photographe sans fortune.
Le jeune couple mange de la vache enragée, crée un studio de photos
de pub et de mode, et réussit à se faire un nom en signant des
couvertures pour les magazines Glamour ou Vogue. Mais
la seule véritable préoccupation de Diane Arbus reste son époux, devant
lequel elle est pétrie d'admiration, et ses deux filles, Doon et Amy.
C'est à 38 ans seulement, après qu'Allan l'a quittée pour une
actrice, qu'elle décide de se consacrer entièrement à son œuvre. Six ans
plus tard, en 1967, trente de ses tirages sont présentés au musée d'Art
moderne de New York (MoMA) à côté des autoportraits de Lee Friedlander
et des scènes de rue de Garry Winogrand, dans une exposition devenue
mythique, « New Documents ». Les trois artistes changent la conception de l'image documentaire : «
Leurs prédécesseurs se mettaient au service d'une cause sociale. Ils
voulaient montrer ce qui n'allait pas et persuader les autres d'agir
pour y remédier. Le but de ces jeunes photographes n'est pas de réformer
la réalité, mais de la connaître », écrit alors avec justesse John Szarkowski, conservateur au MoMA.
Ils sont trois, mais c'est Diane Arbus qui fait l'événement et
devient aussitôt célèbre, grâce à ses images de freaks, mais également
pour sa façon très particulière de photographier de petites jumelles.
Les gamines sont la copie conforme l'une de l'autre. Debout bien
droites, soudées comme des siamoises, apprêtées à l'identique, même
expression neutre des visages, elles deviennent devant l'objectif du
Rolleiflex aussi différentes que peuvent l'être l'eau et le feu. L'effet
est magique. Car l'obsession de Diane Arbus est de révéler la
singularité de chaque être au-delà de son apparence. Tout en brouillant,
avec une certaine perversité, la frontière entre l'équilibre mental et
la folie, le féminin et le masculin, la normalité et l'anormalité. Sa
technique et ses choix esthétiques sont cohérents avec son projet : le
format carré de ses images en noir et blanc semble emprisonner ses
modèles. Aucune échappatoire n'est possible. D'autant qu'elle les saisit
au flash, parfois à bout portant, les foudroyant en un instantané,
comme saisis en plein vol. Expressions stupéfaites, gestes, grimaces
trahissent des drames enfouis, des désirs cachés.
A ses débuts, sujette à la dépression, doutant de tout, Diane Arbus s'était inscrite à la New School, au cours de Lisette Model,
photographe réputée pour ses portraits grotesques de pauvres, de
vieillards ou de cette femme énorme, en maillot de bain, échouée comme
une baleine sur la plage de Coney Island. Model la pousse à s'approcher
au plus près de l'inconnu, de l'étrange. Du tabou, de l'interdit. De
tout ce qui lui fait peur. A casser la distance avec ses modèles.
Diane Arbus a retenu la leçon. Sa proximité devient telle, avec ses
sujets, qu'elle semble s'identifier corps et âme à ce jeune homme en
bigoudis au regard égaré. Ou à cette vieille dame à la peau flétrie, au «
chapeau rose », comme l'indique la légende. En de très rares occasions,
elle prend le bus pour un camp de nudistes du New Jersey ou pour
photographier un hermaphrodite dans le Maryland. Mais son terrain de
chasse favori – son ami Walker Evans l'appelait à juste titre « Diane, la chasseresse » – reste New York, de Central Park aux bas-fonds. Quand un visage l'arrête, elle s'exclame : « Oh, comme vous êtes magnifique ! Puis-je vous photographier ? »
et s'invite immanquablement chez son modèle. En 1968, elle raconte en
quatre clichés une histoire incroyable : la métamorphose de Catherine
Bruce en Bruce Catherine. On voit d'abord une femme coquette, assise
sur un banc. On la retrouve ensuite chez elle, en sous-vêtements.
Perruque enlevée, on découvre sur la troisième image que c'est un homme.
Qui finit par poser en costume et cheveux courts, totalement
méconnaissable.
En 1971, Diane Arbus réussit à convaincre Germaine Greer de se
laisser photographier dans sa chambre d'hôtel. La féministe, auteur du
best-seller La Femme eunuque, tombe aussitôt sous le charme de celle qui lui apparaît «
en petite fille délicate, douce comme un pétale de rose. Je n'ai pas pu
lui donner d'âge, mais elle m'a charmée avec sa saharienne et sa coupe à
la garçonne. Elle trimballait un sac de matériel tellement énorme que
j'ai failli lui proposer de l'aider. » Diane Arbus a alors 48 ans, et il ne lui reste que quelques semaines à vivre. Elle demande à son modèle de s'allonger et, « brusquement, se souvient Greer, elle
s'est agenouillée sur le lit en plaçant son objectif juste au-dessus de
mon visage et a commencé à prendre en gros plan mes pores et mes rides !
Elle me posait des questions très personnelles et là, j'ai compris
qu'elle ne déclenchait que lorsqu'elle voyait sur mon visage des signes
de tension, d'inquiétude ou d'agacement (1) . »
Diane Arbus s'est souvent dite prête à tout, « à perdre [sa] réputation ou [sa] vertu, ou tout au moins ce qu'il en reste, pour une bonne photo ».
Quitte à prendre des risques insensés. Elle racontait qu'elle couchait
fréquemment avec ses modèles – un marin rencontré dans un bus, un
Portoricain croisé dans une rue, un nain, un couple de nudistes.
Longtemps, ce comportement, qui éclaire la forte intimité qu'on ressent
face à certaines images, a été tenu secret par sa fille Doon. En 2003,
cette dernière dévoile la personnalité complexe de sa mère lors d'une
rétrospective, « Diane Arbus Revelations »,
présentée dans le monde entier sauf en France. Sur une planche-contact,
on découvre ainsi un couple – un Noir et une Blanche – s'embrassant et
se caressant sur un canapé. Sur l'une des douze images, Diane Arbus
prend la place de la femme, et s'allonge, nue, sur les genoux de
l'homme. Ainsi, bien avant Nan Goldin, elle photographia des couples,
parfois deux femmes, faisant l'amour, et fut une véritable pionnière
dans l'exploration de l'intime, un thème majeur de la photographie
contemporaine.
Rarement exposée en France, Diane Arbus, portraitiste exceptionnelle, est aujourd'hui célébrée au Jeu de Paume.
Les deux cents images présentées racontent son histoire. Sur la
première, datée de 1945 – un autoportrait –, elle pose nue avec grâce et
pudeur devant une glace, les seins gonflés par sa grossesse. Une femme
comblée. Les dernières, réalisées dans un asile d'aliénés, peu avant son
suicide, le 26 juillet 1971, flirtent avec la folie. Des trisomiques
masqués et grimés dansent une farandole grotesque sur une planète qui
n'est plus la nôtre. Diane avait traversé le miroir, et plus aucun
retour n'était possible."
Télérama
"Le Jeu de Paume, à Paris, consacre une rétrospective à l’artiste américaine précurseur de la photographie documentaire.
Diane Arbus (New York, 1923-1971) a révolutionné l’art de la photographie
; par son talent à rendre étrange ce que nous considérons comme
extrêmement familier, mais aussi à dévoiler le familier à l’intérieur de
l’exotique, la photographe ouvre de nouvelles perspectives à la
compréhension que nous avons de nous-mêmes.
Diane Nemerov fait la connaissance d’Allan Arbus à l’âge de 14 ans.
Cette rencontre sera décisive dans la découverte de sa vocation : la
photographie. C’est aux côtés de son mari que sa carrière débute, mais
elle s’épanouira réellement plus tard à travers l’indépendance
professionnelle, puis personnelle. Elle réalise une galerie de portraits
d’Américains des années 60, surtout de New-York et ses alentours, où
elle exprime sa fascination pour les personnages hors-normes. Diane Arbus
aime photographier des transsexuels, des handicapés mentaux, des “bêtes
de foire”, bref des personnes à l’apparence et attitude parfois
étranges, mais toujours atypiques.
Elle est maintenant connue et reconnue à travers le
monde entier pour ses photographies parfois très troublante, où la
notion d’identité est au coeur de son inspiration. Diane Arbus obtient
par deux fois la bourse du Guggenheim, en 1963 et en 1966. Elle est
exposée au MoMA en 1964, puis en 1967 à l’occasion de l’exposition New
Documents aux côtés de Winogrand et Friedlander."
http://femnart.wordpress.com/2011/12/23/diane-arbus-exposition-inedite-au-jeu-de-paume/
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